Première partie : Traduire Fanon : le rendre (au) présent ?, Florence Zhang
Frantz Fanon publie en 1952 son ouvrage Peau noire masques blancs, dans lequel il écrit : « En aucune façon, je ne dois me proposer de préparer le monde qui suivra. J’appartiens irréductiblement à mon époque. Et c’est pour elle que je dois vivre ». Traduire ce livre soixante-dix ans après pose inévitablement un problème fondamental : où placer l’historicité de la traduction (selon Meschonnic) ?
Nous n’avons pas de réponse généralisante, mais pourrons présenter quelques éléments de réflexion, surgis après un exercice concret de traduction vers le chinois. Cette réflexion s’appuie également sur les deux traductions existantes en anglais qui nous fournissent une base de comparaison pour voir si la distance linguistique, temporelle et culturelle conditionne la perception de l’écriture fanonnienne, notamment pour certains stéréotypes langagiers mis en avant dans l’ouvrage. Mais si le choix de traduction peut être influencé, il ne semble pas évident de définir chaque traduction en fonction de ce critère de distance. A travers l’étude d’une série d’exemples, nous souhaitons ouvrir la discussion sur cette question de l’historicité.
*Florence Zhang a récemment traduit en chinois Peau noire masques blancs (Beijing, éditions Sanlian, 2022). Sa traduction du premier chapitre des Damnés de la terre, « Sur la violence », sera publiée dans un recueil de « grands textes du XXe siècle ».
Deuxième partie : Réceptions et traductions anglophones de Fanon à travers le prisme de la « désubstantiation1 » textuelle, I. Wallaert
Poser la question de l’historicité à partir de l’idée meschonnicienne qu’« une société a les traductions qui lui correspondent, et qu’elle mérite » (Meschonnic p. 176) nous mène directement au rapport de la traductologie à la notion de texte. Ayant déjà théorisé ailleurs (Wallaert 2022) le rôle des paratextes comme parties prenantes dans le conflit des interprétations, il s’agirait ici d’affirmer une notion de texte qui permet de les intégrer comme partie intégrante de nos objets d’étude. Certes, l’avènement de la génétique textuelle et sa soeur traductologique reprennent dans leur pratique la métaphore alimentaire du « feuilleté » de Roland Barthes, mais n’ont pas pour autant amené une théorisation de la notion de texte adaptée à leur pratique. Comment sinon expliquer la continuation, chez une partie de ces mêmes traductologues, d’une fixation sur l’opposition entre traduction sourciste et cibliste, une dichotomie qui ne peut se poser sans la prémisse que les textes soient des invariantes universellement accessibles et qu’une traduction soit définissable à partir des distances qu’elle prend de cette invariante ?
La notion de texte mérite d’être examinée dans le cas de l’oeuvre de Fanon puisque sa réception a été affectée par la présence de textes allographes, notamment par la main de Jean-Paul Sartre et Homi Bhabha. Malgré leur impact sur la réception d’une part en français et d’autre part en anglais des textes de Fanon, ces événements textuels ont été plus ou moins refoulés, et nous tenterons de mettre la lumière sur le rôle de « passeport » qu’a constitué la préface de Sartre de façon générale, et sur sa contribution à une interprétation « Black Panther » de Fanon dans le monde anglo-saxon. D’autre part nous examinerons le texte historicisant de Homi Bhabha qui accompagne la récente traduction anglaise des Damnés de la terre (2004).
Il s’agira donc de mettre le doigt sur une notion de texte qui le voit comme un message univoque et figé, refusant de contempler une « désubstantiation » (Citton, 125) de la donnée textuelle qui conçoit le texte comme une trace des « textes possibles » (Citton, 120), afin d’aller vers un rapprochement avec certains traductologies qui ont eu un retentissement plus ou moins fort en France, notamment la poétique de Henri Meschonnic, mais aussi le contra-instrumentalisme de Lawrence Venuti et les thèses des éco-traductologues tels que Michael Cronin ou Jemma Deer. Nous verrons alors comment ces notions de texte répondent par elles-mêmes à la question de l’historicité, comment elles permettent de prendre en compte les paratextes auto- et allographes accompagnant les traductions et comment, de surcroît, elles peuvent convenir aux exigences herméneutiques de l’ère anthropocène.